Qu’autant de langues soient gommées de la terre, ça me blesse. Un arbre
arraché pour couler du béton, et que ce soit propre et lisse, ça me fait
mal aux jambes. Là, une langue et son peuple aux oubliettes, tous les
quinze jours, ça me crucifie. C’est pas tout le monde, il y en a qui
s’en foutent. Je vais faire un bouquin sur ceux-là, d’ailleurs, je jure
que c’est vrai, je vais faire un bouquin sur le droit de s’en foutre.
Parce que c’est peut-être un droit. Mais moi, non, je peux pleurer pour
un peuple exterminé, je peux pleurer pour une langue morte. Pas
maintenant, pas comme ça, mais si je bois un petit peu, ou si je suis
seul trop longtemps, alors je devine dans mes brouillards la solitude de
cette vieille indienne qui parle toute seule la langue de son peuple
assassiné, en disant« pourquoi moi ? » Et puis elle s’en va dans son
immense solitude, prier les autorités américaines d’épargner sa terre en
Alaska. Eh bien, si je l’avais en face de moi, si je croisais son
regard déraciné, humilié, son grand regard d’oubli, avec ses mots que 7
milliards d’humains ne comprennent pas, je serais capable de lui
demander pardon. Je pourrais. Il y a du pétrole en Alaska. C’est ça, le
problème. Le pétrole. Et moi qui n’ai pas de voiture je pourrais lui
demander pardon. Comme les Irlandais à leurs ancêtres. Comme le fera
l’humanité un jour. Comme les petits-enfants des nazis que j’ai vu
pleurer dans des bras juifs, au seuil d’un camp devenu musée. Il ne se
peut pas qu’un jour les humains parlent tous la même langue. C’est le
rêve des imbéciles. La même coiffure, déjà, ça ficherait la trouille.
Alors la même langue… Non ?"